Qui écrit encore à Tunis ?
Tunisian intellectual Taoufik ben Brik writes on how the Ben Ali regime has emptied Tunis of its very soul and verve. A deeply sad recollection of better times for someone like me that has only known the current, dreadfully mournful and oppressive Tunis. Tunisians might inform me whether it is, as it appears, a barely disguised ode to Bourguiba.
(Text pasted below, in French, from Le Monde.)
L'écrivain Taoufik Ben Brik dénonce la disparition des lieux de parole et d'écriture dans son pays
Qui écrit encore à Tunis ?
Jusqu'au quart de siècle dernier, le siècle des siècles, les caïds étaient légion à Tunis.
Ali Chewereb, Kamel M'bassia, Ouled Hnifa... Ils régnaient sur des quartiers populaires. Halfaouine, Bab Souika, Bab Jedid...
Ils mettaient une certaine agitation dans notre ville. Chicago n'était pas très loin.
Paraître était un devoir. Le Tunisois, même pauvre, pouvait tout perdre à une table, sauf sa gaîté. Il tirait sur la corde en pensant : " Demain, Allah le débrouille... ". C'était l'époque où l'on avait parfois rayé Dieu de la carte du ciel, mais où on croyait encore au diable. Salah Garmadi, le plus tunisois des écrivains tunisois écrivait : " Le garçon se met à ranger les chaises de la terrasse, aperçoit de nouveau le mendiant et lui fait :
- Tu es encore là, toi ! Arrête ton éternel " Pour l'amour d'Allah ! ". Qu'est-ce que tu veux encore ? Que je te donne ma tête à bouffer ou quoi ? Je n'ai plus rien à t'offrir, mon vieux, sauf peut-être ce fond de verre de vin.
- Oui, donnez-le-moi, pour l'amour d'Allah !
- Comment ! Le vin aussi, c'est pour l'amour d'Allah ! ?
- Vous allez le jeter, non ? Alors tant qu'à faire, il vaut mieux le jeter dans la bouche plutôt que par terre, vous ne trouvez pas ?
Le mendiant arrache le verre de la main de l'hilare garçon, en ingurgite le contenu rosé et se pourlèche les lèvres !
- C'est bon ! C'est très bon ! Merci Allah. "
A l'époque le Tunisois faisait le siège des femmes et portait un fauve pour faire la java. Il ne pensait qu'à mettre un animal dans les draps de ses conquêtes. Jouer à " la brute " avec des gamines de bonne famille ne l'empêchait pas d'être un bon père. Il était capable de traverser quatre pays pour faire " manger sa marmaille ".
Un excès de vie s'abritait dans le ventre de ces citadins voraces, capables à eux seuls de faire flamber toute la ville. Partout Tunis s'amusait. La Marsa, Sidi Bou Saïd, l'Ariana, Jebel Lahmar...
Errboukh, la Zerda, l'archi-fiesta durait trois jours et trois nuits. Le baroud tonnait pour annoncer l'apothéose des réjouissances. La place se remplissait de convives, ils se déversaient en poussant des cris de joie et en dansant le Fazani Mertah.
C'était quand la dernière Zarda à Tunis ? La dictature a servi de clap de fin à des années d'insouciance, de dolce vita. La saveur des choses, paraît-il, n'est plus la même.
Tunis avait tenu son rang au grand concert du plaisir. Le ciel faisait à la ville un habit de lumière. Elle avait glissé deux cartes maîtresses dans sa manche azur. Sur la première, quatre couronnes : Carthage, Rome, Bagdad, Paris. Cet atout écartait Tunis de la province pour longtemps. Les racines de la ville s'abreuvaient au meilleur sang. Sur la seconde, la reine, mer Méditerranée. Les longs plis de sa robe formaient autour de la ville un cercle bleu et immobile. A l'intérieur de ce cercle, le temps semblait passer moins vite. Il fallait plus de cent ans pour épuiser un siècle.
Tunis joue les prolongations, la lenteur. Elle se farde, se repoudre, se redore, elle s'étire au soleil. Elle déguste à petites gorgées la fin d'une époque. Dans une maison près du port de plaisance de Sidi Bou Saïd, de gros bébés échangent quelques propos au fond de leurs berceaux. Ils rêvent à haute voix d'Ali Baba et des quarante voleurs : leur babil inventera des noms étrangers. Hannibal, Jughurta, Al Kahina, Salambo. La guigne marche sous les voûtes de son sésame. Tous les tonneaux sont vides. On réussit pourtant à tirer une dernière bouteille de vin. Sur l'étiquette, il est écrit : Autrefois.
La dernière fiesta de Tunis fut un enterrement. Personne ne s'y trompa. Le jour qui se leva sur les invités du palais de Carthage eut les couleurs d'un suaire. Il n'éclaira que des visages de cire. Il n'y eut pas de temps à perdre. Tunis se décomposa. Il fallut l'enterrer au cimetière El Jallaz.
Tunis se tasse sous un soleil africain, venu après le sirocco de la nuit. La lumière détaille son abandon.
Allongée dans sa tombe de lumière, Tunis se fane. Elle a la beauté des jeunes veuves ou des femmes abandonnées. Les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Normands l'ont autrefois couverte d'or et de céramique. Ils ont accroché sur son buste des palais et des Colisée. La ronde infinie des soupirants semble pourtant ne jamais devoir finir. Flaubert se jette à ses pieds avec sa prose. Pour elle, Mahmoud Darwich a oublié sa Palestine. Cette croqueuse de talents est loin d'être une sainte-nitouche et elle s'affiche encore avec des puissants personnages en costume sombre et se roule sans pudeur dans leur lit. Elle a connu l'argent, la force, l'esprit, la canaille. Mais la mauvaise affaire de sa très longue vie, elle l'a connue avec un homme trapu, aux cheveux gominés.
Le gominé éclipsa tous les autres. Il périmait les plus modernes, déclassait les plus élégants, condamnait ses successeurs à n'être que des ayants droit.
Le président Ben Ali a mutilé l'organe le plus précieux des Tunisois : la langue.
Plus de cris ni de chuchotements, juste des grognements de muets. L'âme de Tunis a été brisée sur un récif d'acier. Il n'y a plus de théâtre, plus de poésie, plus de roman, plus de musique, plus de danse. Un nulle part au sud. Qu'est devenu Mohamed Guerfi, le plus grand musicien tunisien, l'égal des frères Rahabani ? Interdit de festival pour son franc parler légendaire. Depuis six ans, il ne vit plus de sa musique. Il est contraint de brader ses biens pour survivre.
Qu'est devenue cette conscience morale qu'était la troupe du Nouveau Théâtre de Fadel Jaïbi et Fadel Jaziri ? A chaque nouvelle représentation, elle attirait des spectateurs de Suède, du Liban, du Maroc, d'Egypte. Qu'est devenu le plasticien Habib Chebil ? Qu'est devenu Ouled Ahmed, le poète du vin et de l'amour ? Il n'écrit plus.
Mais qui écrit encore à Tunis ? Se balader du côté des bars, des cafés tels que l'Univers, le Florence, la Rotonde, le Kilt, c'est entrer dans le monde des ex. Ex-journalistes, ex-écrivains, ex-comédiens. Les anciens temples de la parole et de l'écriture ont été brûlés en fumée de pétard. Les survivants de cette fellouja ont vendu leur âme ou se sont exilés dans d'autres langues.
Ce Tunis doit tout à Ben Ali. Il est son professeur et lui a appris à se déposséder de sa mémoire. Et c'est la fin de la fin, le coup de grâce. Seules des silhouettes immobiles animent encore cet univers de cénotaphe. Des femmes au sourire de marbre, des vierges à l'abdomen de carton, empaillées. La nature achève le travail du temps et tord le cou à ces frêles beautés. Mais alors, dites-moi, que nous reste-t-il de ce Tunis disparu ?
Quelque chose qui, assurément, est plus beau que la gloire de ces époques si vite enfouies, plus beau que la vie même : la prière de l'absent.
Taoufik Ben Brik
Taoufik Ben Brik est journaliste et écrivain tunisien.
(Text pasted below, in French, from Le Monde.)
L'écrivain Taoufik Ben Brik dénonce la disparition des lieux de parole et d'écriture dans son pays
Qui écrit encore à Tunis ?
Jusqu'au quart de siècle dernier, le siècle des siècles, les caïds étaient légion à Tunis.
Ali Chewereb, Kamel M'bassia, Ouled Hnifa... Ils régnaient sur des quartiers populaires. Halfaouine, Bab Souika, Bab Jedid...
Ils mettaient une certaine agitation dans notre ville. Chicago n'était pas très loin.
Paraître était un devoir. Le Tunisois, même pauvre, pouvait tout perdre à une table, sauf sa gaîté. Il tirait sur la corde en pensant : " Demain, Allah le débrouille... ". C'était l'époque où l'on avait parfois rayé Dieu de la carte du ciel, mais où on croyait encore au diable. Salah Garmadi, le plus tunisois des écrivains tunisois écrivait : " Le garçon se met à ranger les chaises de la terrasse, aperçoit de nouveau le mendiant et lui fait :
- Tu es encore là, toi ! Arrête ton éternel " Pour l'amour d'Allah ! ". Qu'est-ce que tu veux encore ? Que je te donne ma tête à bouffer ou quoi ? Je n'ai plus rien à t'offrir, mon vieux, sauf peut-être ce fond de verre de vin.
- Oui, donnez-le-moi, pour l'amour d'Allah !
- Comment ! Le vin aussi, c'est pour l'amour d'Allah ! ?
- Vous allez le jeter, non ? Alors tant qu'à faire, il vaut mieux le jeter dans la bouche plutôt que par terre, vous ne trouvez pas ?
Le mendiant arrache le verre de la main de l'hilare garçon, en ingurgite le contenu rosé et se pourlèche les lèvres !
- C'est bon ! C'est très bon ! Merci Allah. "
A l'époque le Tunisois faisait le siège des femmes et portait un fauve pour faire la java. Il ne pensait qu'à mettre un animal dans les draps de ses conquêtes. Jouer à " la brute " avec des gamines de bonne famille ne l'empêchait pas d'être un bon père. Il était capable de traverser quatre pays pour faire " manger sa marmaille ".
Un excès de vie s'abritait dans le ventre de ces citadins voraces, capables à eux seuls de faire flamber toute la ville. Partout Tunis s'amusait. La Marsa, Sidi Bou Saïd, l'Ariana, Jebel Lahmar...
Errboukh, la Zerda, l'archi-fiesta durait trois jours et trois nuits. Le baroud tonnait pour annoncer l'apothéose des réjouissances. La place se remplissait de convives, ils se déversaient en poussant des cris de joie et en dansant le Fazani Mertah.
C'était quand la dernière Zarda à Tunis ? La dictature a servi de clap de fin à des années d'insouciance, de dolce vita. La saveur des choses, paraît-il, n'est plus la même.
Tunis avait tenu son rang au grand concert du plaisir. Le ciel faisait à la ville un habit de lumière. Elle avait glissé deux cartes maîtresses dans sa manche azur. Sur la première, quatre couronnes : Carthage, Rome, Bagdad, Paris. Cet atout écartait Tunis de la province pour longtemps. Les racines de la ville s'abreuvaient au meilleur sang. Sur la seconde, la reine, mer Méditerranée. Les longs plis de sa robe formaient autour de la ville un cercle bleu et immobile. A l'intérieur de ce cercle, le temps semblait passer moins vite. Il fallait plus de cent ans pour épuiser un siècle.
Tunis joue les prolongations, la lenteur. Elle se farde, se repoudre, se redore, elle s'étire au soleil. Elle déguste à petites gorgées la fin d'une époque. Dans une maison près du port de plaisance de Sidi Bou Saïd, de gros bébés échangent quelques propos au fond de leurs berceaux. Ils rêvent à haute voix d'Ali Baba et des quarante voleurs : leur babil inventera des noms étrangers. Hannibal, Jughurta, Al Kahina, Salambo. La guigne marche sous les voûtes de son sésame. Tous les tonneaux sont vides. On réussit pourtant à tirer une dernière bouteille de vin. Sur l'étiquette, il est écrit : Autrefois.
La dernière fiesta de Tunis fut un enterrement. Personne ne s'y trompa. Le jour qui se leva sur les invités du palais de Carthage eut les couleurs d'un suaire. Il n'éclaira que des visages de cire. Il n'y eut pas de temps à perdre. Tunis se décomposa. Il fallut l'enterrer au cimetière El Jallaz.
Tunis se tasse sous un soleil africain, venu après le sirocco de la nuit. La lumière détaille son abandon.
Allongée dans sa tombe de lumière, Tunis se fane. Elle a la beauté des jeunes veuves ou des femmes abandonnées. Les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Normands l'ont autrefois couverte d'or et de céramique. Ils ont accroché sur son buste des palais et des Colisée. La ronde infinie des soupirants semble pourtant ne jamais devoir finir. Flaubert se jette à ses pieds avec sa prose. Pour elle, Mahmoud Darwich a oublié sa Palestine. Cette croqueuse de talents est loin d'être une sainte-nitouche et elle s'affiche encore avec des puissants personnages en costume sombre et se roule sans pudeur dans leur lit. Elle a connu l'argent, la force, l'esprit, la canaille. Mais la mauvaise affaire de sa très longue vie, elle l'a connue avec un homme trapu, aux cheveux gominés.
Le gominé éclipsa tous les autres. Il périmait les plus modernes, déclassait les plus élégants, condamnait ses successeurs à n'être que des ayants droit.
Le président Ben Ali a mutilé l'organe le plus précieux des Tunisois : la langue.
Plus de cris ni de chuchotements, juste des grognements de muets. L'âme de Tunis a été brisée sur un récif d'acier. Il n'y a plus de théâtre, plus de poésie, plus de roman, plus de musique, plus de danse. Un nulle part au sud. Qu'est devenu Mohamed Guerfi, le plus grand musicien tunisien, l'égal des frères Rahabani ? Interdit de festival pour son franc parler légendaire. Depuis six ans, il ne vit plus de sa musique. Il est contraint de brader ses biens pour survivre.
Qu'est devenue cette conscience morale qu'était la troupe du Nouveau Théâtre de Fadel Jaïbi et Fadel Jaziri ? A chaque nouvelle représentation, elle attirait des spectateurs de Suède, du Liban, du Maroc, d'Egypte. Qu'est devenu le plasticien Habib Chebil ? Qu'est devenu Ouled Ahmed, le poète du vin et de l'amour ? Il n'écrit plus.
Mais qui écrit encore à Tunis ? Se balader du côté des bars, des cafés tels que l'Univers, le Florence, la Rotonde, le Kilt, c'est entrer dans le monde des ex. Ex-journalistes, ex-écrivains, ex-comédiens. Les anciens temples de la parole et de l'écriture ont été brûlés en fumée de pétard. Les survivants de cette fellouja ont vendu leur âme ou se sont exilés dans d'autres langues.
Ce Tunis doit tout à Ben Ali. Il est son professeur et lui a appris à se déposséder de sa mémoire. Et c'est la fin de la fin, le coup de grâce. Seules des silhouettes immobiles animent encore cet univers de cénotaphe. Des femmes au sourire de marbre, des vierges à l'abdomen de carton, empaillées. La nature achève le travail du temps et tord le cou à ces frêles beautés. Mais alors, dites-moi, que nous reste-t-il de ce Tunis disparu ?
Quelque chose qui, assurément, est plus beau que la gloire de ces époques si vite enfouies, plus beau que la vie même : la prière de l'absent.
Taoufik Ben Brik
Taoufik Ben Brik est journaliste et écrivain tunisien.